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La Chauve-souris

© Elisabeth Carecchio

Musique Johann Strauss – livret Richard Genée, Karl Haffner d’après Le Réveillon de Henri Meilhac et Ludovic Halévy – mise en scène Célie Pauthe – direction musicale Fayçal Karoui –  coproduction Académie de l’Opéra national de Paris/MC93 – programmé à la MC93 Bobigny.

Ce n’est pas tant l’opérette en soi qui importe – la troisième du compositeur autrichien Johann Strauss, en 1874 – même si l’œuvre est appréciée pour ses qualités musicales rares, sa théâtralité et la pertinence du livret. Ce qui compte c’est le contexte dans lequel elle fut représentée dans le camp de Terezin en République Tchèque, installé entre 1941 et 1945 par les nazis, dans une forteresse du XVIIIème siècle. Ghetto pour les Juifs de Bohême et de Moravie d’abord, camp de transit sur le chemin d’Auschwitz pour les Juifs allemands, tchèques, néerlandais et danois, ensuite. Les meilleurs musiciens d’Europe s’y trouvaient emprisonnés et certains avaient réussi à y introduire leurs instruments, parfois en pièces détachées. Des détenus composaient, d’autres chantaient dans leur tête, d’autres encore recopiaient des partitions, de mémoire. Une vie culturelle et musicale cachée d’abord puis en pleine lumière s’est structurée, dont se sont emparés les nazis qui ont fait de Terezin leur outil de propagande, laissant croire cyniquement que ce camp était une cité heureuse, voire une cité thermale. Ils encouragèrent ainsi les initiatives, la constitution de chœurs et d’orchestres, les représentations théâtrales, les concerts et montraient ce magnifique camp comme modèle idéal. Ainsi, le 20 août 1944 eut lieu, entre autres, une soirée musicale de totale mystification, devant les envoyés du Comité international de la Croix-Rouge admiratifs et la Propagandastaffel tourna un film dont des extraits sont projetés dans le spectacle.

Terezin monta des opéras et opérettes, encouragés par les nazis, comme La Flûte enchantée, Carmen, etc. La Chauve-souris fut l’une des œuvres les plus représentées. Le paradoxe est impressionnant car l’histoire est légère, pleine de quiproquos et de travestissements, de champagne et de danses, dans le contexte de la fin d’un monde. L’action se situe à Vienne et se déroule pendant une nuit de folie. Elle relate l’histoire d’une vengeance, celle du Dr Falke (baryton) à l’égard de son ami Gabriel Von Eisenstein (ténor) qui l’a contraint, après un bal costumé, à traverser la ville, déguisé en chauve-souris. Cette farce nous mène, dans le premier tableau, chez Eisenstein, bientôt emprisonné pour outrage à agent, où Rosalinde sa femme (soprano), marivaude avec un ancien courtisan, Alfred (ténor) où la servante, Adèle (soprano), obtient, par quelques circonvolutions, la permission de se rendre au bal du prince Orlofsky. Le second tableau se passe chez le prince (mezzo-soprano) où Rosalinde apparaît travestie en comtesse hongroise pour séduire son propre époux, où Franck, gouverneur de la prison a rejoint le bal et se lie d’amitié avec Eisenstein. Le troisième acte se déroule, en prison avec Franck, rentré ivre, et avec un chassé-croisé de personnages sous l’œil d’un gardien de prison un peu trop bavard et décalé, projectionniste d’un film de propagande nazie : Adèle vient demander à Franck son soutien pour devenir chanteuse, Eisenstein déguisé, est tout aussi ivre que Franck, Rosalinde veut faire sortir Alfred de prison, etc. L’ambiance finale est aussi légère que les bulles de champagne et la bonne humeur, grand contraste après la projection.

L’espace laissé par la scénographie est assez limité compte-tenu du nombre de chanteurs (scénographie Guillaume Delaveau), les costumes (Anaïs Romand) s’inscrivent dans la gaîté du moment, les voix sont toutes superbement travaillées – jour B de ma venue – car il y a deux distributions. La troupe est composée des jeunes chanteurs et musiciens venus de tous pays, parlant de nombreuses langues, pour qui l’Académie est une superbe plateforme de lancement, elle réunit l’ensemble des artistes et artisans en résidence. La direction musicale, très précise, de Fayçal Karoui, placé avec les sept musiciens côté jardin et la mise en scène de Célie Pauthe, mettent en relief la vitalité et le talent de ces jeunes équipes rassemblées pour témoigner de la communauté d’infortune qui chanta, à Terezin, cette même Chauve-souris.

Le spectacle s’inscrit dans le cadre de la célébration des 350 ans de l’Opéra de Paris et propose une tournée sur tout le territoire, une belle initiative. « Le bonheur est d’oublier ce que l’on ne peut changer » paroles de l’Acte I du livret, qui s’articulent  si bien avec Terezin.

Brigitte Rémer le 29 mars 2019

Avec les artistes de l’Académie de l’Opéra national de Paris : Angélique Boudeville ou Adriana Gonzalez (Rosalinde) –  Sarah Shine ou Liubov Medvedeva (Adèle) –  Jeanne Ireland ou Farrah El Dibany  (Prinz Orlofsky) – Maciej Kwasnikowski ou Jean-François Marras  (Alfred) – Piotr Kumon ou Timothée Varon  (Gabriel Von Eisenstein) – Alexander York ou Danylo Matviienko (Dr Falke) – Tiago Matos (Frank) –  Nelly Toffon/ chœur Unikanti (Ida) –  Charlie Guillemin/ chœur Unikanti (Dr Blind) – Gilles Ostrowsky (Frosch). Avec les musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris et de l’Orchestre- Atelier Ostinato :  Marin Lamacque, violon – Marie Walter, alto – Saem Heo, violoncelle – Chia Hua Lee, contrebasse – Marlène Trillat, flûte – Norma Rousseau, clarinette – Edward Liddall, piano – Adaptation musicale pour sept instruments, Didier Puntos – scénographie Guillaume Delaveau – costumes Anaïs Romand – lumière Sébastien Michaud – chorégraphie Rodolphe Fouillot –  assistante scénographe Julie Camus – assistante mise en scène Solène Souriau – dialogues en langue allemande et française, surtitrage en français.

Du 13 au 23 mars 2019 – MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine à Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com et www.operadeparis.fr

 

(Le) Récit d’un homme inconnu

© Jean-Louis Fernandez

D’après une nouvelle d’Anton Tchekhov – mise en scène, adaptation, scénographie et lumière Anatoli Vassiliev – traduction française de l’adaptation, collaboration artistique, interprétariat Natalia Isaeva –  à la MC93 Bobigny, en partenariat avec le Théâtre de la Ville dans le cadre de sa programmation hors les murs.

La façade d’une maison blanche nous fait face, avec ses trois portes, autant que de personnages, chacune dans son style. Des costumes seyants, couleur mastic mettent en relief les formes, le rang et la fonction. C’est la maison du comte Orlov (Sava Lolov) dont le père est un haut fonctionnaire, où tout est réglé au cordeau. Arrive de Moscou son amoureuse, Zinaïda Fedorovna (Valérie Dréville) qui, abandonnant le domicile conjugal, s’installe chez lui, avec entrain. Il n’est pas sûr que l’envie soit partagée. Très vite elle tente de régenter à sa manière le cœur d’Orlov et la maison, très vite il se sent envahi et se métamorphose. L’histoire tourne court.

La première partie du spectacle donne à voir cette vie lente qui s’écoule, l’amour qui s’échoue et les rythmes suspendus de la maison. Lui, cruellement sensuel et glacé, passionné de lecture, s’enfouit dans les livres, elle, tente d’attirer son attention par son excentricité cultivée. Sa danse totémique devient une marque de fabrique et ponctue le spectacle. Il lui emboite parfois le pas, plutôt par moquerie que par empathie, ou par désir. « Vous êtes de mauvaise humeur » lui dit-elle de manière récurrente. Dans l’ombre, un serviteur stylé, discret mais omniprésent (Stanislas Nordey), surfe sur les événements. Chorégraphe zélé d’une pièce pour tables roulantes et théières, il apporte et remporte le thé aristocrate, source d’inspiration pour un impossible amour entre Orlov et Zinaïda. L’autre tâche du serviteur aux aguets consiste à mettre et démettre avec dextérité et dans le tempo les vestes, manteaux et chapeaux de monsieur, et parfois de madame. L’alignement des bouteilles de champagne vides, le long du mur, laisse à penser qu’il n’y a pas que du thé dans les théières. Zinaïda passe du rire au dépit, fait des tentatives, Orlov déploie ironie et cynisme, et marque la distance à outrance, tous deux s’amusent à pointer les anomalies du mariage. « Vous êtes capricieuse… Vous vous êtes trompée, je ne suis pas un héros… » lui dit-il, à plusieurs reprises.

A la fin de la première partie, la rupture est consommée. Le serviteur prend la place de narrateur et devient L’Inconnu. A la reprise du second acte il se raconte à Zinaïda, parle de sa condition de laquais, de sa tuberculose, de sa soif d’une vie ordinaire, de son appartenance anarchiste. Il s’était donné pour mission, s’immisçant auprès du comte Orlov, de tuer son père, un puissant homme d’état, puis avait renoncé : « Je m’étais engagé chez ce haut fonctionnaire, je me sentais un homme… ». Ensemble ils décident de quitter le comte et de voyager en Europe. On les retrouve à Venise. Elle, est enceinte du comte. Les murs de Saint-Pétersbourg peints sur toile laissent place aux canaux vénitiens. Le film qu’il projette alors, faisant longuement défiler les images, s’imprime sur la voile d’une embarcation, tendue sur un coin de la scène. On voit Zinaïda Fedorovna bercée par les eaux de la lagune, dans ce nouveau voyage initiatique avec L’Inconnu, avant que leur relation ne se désagrège.

La référence à Mort à Venise, le film de Visconti sorti en 1971 est d’autant plus évidente, que l’adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, constitutive du film, accompagne le spectacle. C’est Alessandri Vassiliev qui a lui-même filmé ses deux héros mais la douceur de l’eau ne cache ni l’échec ni le tragique, une nouvelle fois. Tout se dérègle et devient drame. « Qu’est-ce que je dois faire ici, à Venise ? Pourquoi m’avez-vous arrachée à Saint-Pétersbourg ? » hurle-t-elle. « Vous aimez la vie, je la hais. Pour moi c’est déjà fini. A quoi bon parler ? Restons-en là. » Et la toile peinte de Venise s’écroule à son tour, en fond de scène. Le ventre de Zinaïda s’est arrondi et Vassiliev ne nous épargne rien jusqu’à percer la poche des eaux sur scène, donnant dans le réalisme le plus spectaculaire.

Quelques années plus tard L’Inconnu et le Comte Orlov se retrouvent à égalité, frac contre frac. Son ancien serviteur lui apprend la mort de Zinaïda Fedorovna peu après l’accouchement – était-ce un suicide ? – et lui demande de prendre sa petite fille en charge. La réponse est diffuse, Orlov reste fuyant.  La dernière image montre une image d’innocence, un personnage-petite fille fantasmée, monte au mât d’un immense parasol semblable à une fleur ouverte et qui se ferme et l’enferme, emmenant ses secrets.

Tchekhov est l’auteur de nombreuses nouvelles qu’il édite sous divers pseudonymes. Récit d’un homme inconnu est publié en 1893 dans le magazine Rousskaua mysl, La Pensée russe. Anatoli Vassiliev accole au titre l’article qui précède : (Le) Récit d’un homme inconnu. Tchekhov y explore les sentiments amoureux et les rapports sociaux avec un grand pessimisme, montrant que les idéaux mènent à la destruction et au néant. Anatoli Vassiliev porte Tchekhov au théâtre pour la première fois, et choisit cette nouvelle, plutôt qu’une pièce. On y trouve des airs de Platonov et un esprit dostoievskien. Stepan l’ex-serviteur, devenu L’Inconnu, fut aussi officier de marine sous le nom de Vladimir Ivanovich, et s’il se raconte abondamment dans la seconde partie, la mise en scène n’appuie pas sur les aspects révolutionnaires du personnage, ni sur les inégalités sociales.

Anatoli Vassiliev est un grand du théâtre, en exil en France depuis une douzaine d’années en raison de la situation politique de son pays. Il a développé son art en Russie, comme metteur en scène et comme pédagogue, au Théâtre Stanislavski puis à la Taganka. Il signe mise en scène, adaptation, scénographie et lumière, autant dire que son écriture scénique, toujours en recherche, est en même temps parfaitement maitrisée. Son travail est d’une grande finesse et il compresse le temps, laissant au spectateur la possibilité de voyager et de rêver, c’est le cas ici avec une première partie, dense et puissante. Pourtant il déroute avec une seconde partie moins magnétique dans l’art de la suggestion: est-ce la fêlure de personnages au bord du vide qui ont échoué dans leurs passions et leur humanité, est-ce leur ironie, leur cynisme et leur lassitude, est-ce le jeu escarpé et précieux d’acteurs sous la haute direction de leur maîtreur en scène ? Le spectateur sort épuisé et reste en suspens, essayant de repérer les niveaux de lecture enfouis par Vassiliev dans la sédimentation d’un temps hors cadre et d’un monde qui se délite, cherchant à décoder un objet théâtral singulier en son apparente simplicité. « Le chemin du vrai théâtre accessible, ainsi que le chemin de l’acteur dont on peut rêver, c’est toujours le chemin de la mort et de la résurrection prochaine. Le chemin de la mort scénique et de la résurrection scénique prochaine. Le mystère se trouve déjà dans ce rêve idéal » écrit-il. Avec (Le) Récit d’un homme inconnu, le spectateur, comme l’acteur, meurt, et ressuscite.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2018

Avec Valérie Dréville/Zinaïda Fedorovna – Sava Lolov/le Comte Orlov – Stanislas Nordey/L’Inconnu, Romane Rassendren – assistanat à la mise en scène Hélène Benssoussan – scénographie Philippe Lagrue – création lumière Philippe Berthomé – costumes Vadim Andreev, Renato Bianchi – accessoires, maquillage Vadim Andreev – collaboration artistique : mouvement et improvisation Jerzy Klesik.

Du mardi 27 mars au dimanche 8 avril 2018 – mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 16h. Relâche le lundi – A la MC 93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo-Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – e-mail : reservation@mc93.com – site : www. MC93.com et auprès du Théâtre de la Ville/Paris, tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com – Le spectacle a été créé le 8 mars 2018 au Théâtre National de Strasbourg – Tournée du 12 au 20 avril 2018 au TNB de Rennes.